lundi 25 juillet 2011

Drôle de drachme

Dans son excellent blog et sous ce titre que je reprends, Bruno Dewaele note l'emploi masculin de drachme dans un article du Canard enchaîné : « ...aux dernières nouvelles l'Allemagne et Trichet sont tout prêts à se rallier aux propositions françaises. On parie un drachme ? »
Force est de reconnaître que la conscience du genre féminin de drachme est en train de s’éroder sérieusement. Le Canard s'inscrit dans une tradition déjà bien représentée sur la Toile et dans les journaux avec des titres que je relève comme : « On va pas en faire un drachme », « Est-ce que l'Euro est un Drachme pour la Grèce ? », « Un drachme est évité, le pirée est à venir», etc. L'actualité économique favorise la prolifération de ces titres.
Même chez les numismates, je vois de fréquents usages du genre masculin.
Pourtant les dictionnaires, c'est assez rare pour être signalé, sont unanimes et ils n'évoquent même pas une dissidence marginale. Mais eux-mêmes ne sont pas si droits dans leurs bottes que ça puisque, s'ils disent une drachme, ils disent aussi un didrachme (pièce de deux drachmes) ; c'est du moins la position du TLF et du Grand Larousse universel alors que Littré et le Larousse du XXe siècle étaient pour le féminin !
Je note aussi que drachme s'était depuis longtemps employé au masculin (quoique sans la bénédiction des dictionnaires) pour désigner un poids (3,8 g) de trois scrupules. Son autre nom était le gros, et c'est peut-être ce qui a valu la contagion masculine.
Enfin, le dirham dont le nom arabe vient du grec désignant la drachme est quant à lui bien masculin.

lundi 4 avril 2011

Pourquoi une demi-sphère et un hémisphère ?

Je vois que dans un article érudit récent, l’auteur écrit « la planisphère ». C’est une erreur commune. Or « hémisphère » et « planisphère » sont les deux exceptions à la liste des composés de « sphère » qui sont aujourd’hui tous féminins. Comme l’écrit un blogue* : « Seuls deux mots, remarquables intrus, échappent à la série : un hémisphère et un planisphère. Il est aisé de s’en souvenir, puisqu’étant respectivement une moitié de sphère et une projection plane, ce sont les deux seuls à ne pas être des sphères ! » C’est plus amusant que réellement pertinent, puisque « atmosphère », par exemple, n’est pas non plus une sphère ! D’ailleurs, « atmosphère » était aussi masculin dans le premier Dictionnaire de l’Académie (1694), mais féminin dans le 4e (1762). Toutefois Furetière (1690) et Trévoux (1704) l’ont fait féminin dès le début. Mais on trouve des emplois au masculin encore assez tard, par exemple dans Les Mémoires sur la Bastille** de Linguet, 1783 : « C'est dans cet atmosphère qu'un prisonnier respire ».

Le français « sphère » (on a eu longtemps « espere ») vient du latin sphæra issu du grec sphaira. Ces mots anciens sont féminins, et ce féminin s’est conservé en français.

Le français « hémisphère » (on a eu « emispere ») est formé sur le latin hemisphærium, du grec ἡμισφαίριον hemisphairion, de ἡμι- hemi- "demi" et σφαιρίον sphairion "sphère." Ces mots latin et grec sont neutres, et le masculin s’est donc imposé en français. Comme « planisphère » a été formé, tardivement, sur le même modèle, il est aussi masculin.

Selon les définitions anciennes, on « appelle planisphère ou mappemonde une carte qui représente tout le globe terrestre divisé en deux hémisphères »***. Aujourd'hui, on établit une distinction. Selon Wikipedia : Un planisphère est une projection plane des deux hémisphères du globe terrestre. Le terme de mappemonde est, dans son sens strict, une carte représentant toutes les parties du globe terrestre divisé en deux hémisphères enfermés chacun dans un grand cercle. Mais on voit bien souvent encore le terme de mappemonde appliqué à un globe terrestre en trois dimensions. Pourtant, l'étymologie du mot devrait suffire à écarter cette erreur : dans le premier élément mappe-, on reconnait le français nappe et surtout l'anglais map, carte.


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* http://super-pedant-man.blogspot.com/2006/11/le-genre-du-jour-hmisphre-et.html

**http://books.google.fr/books?id=1qpDAAAAcAAJ&pg=RA1-PA54&dq=C%27est+dans+cet+atmosph%C3%A8re+qu%27un+prisonnier+respire&hl=fr&ei=Ha2ZTYbyA87A8QOw_LmzCQ&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=5&ved=0CEIQ6AEwBA#v=onepage&q=C%27est%20dans%20cet%20atmosph%C3%A8re%20qu%27un%20prisonnier%20respire&f=false

***http://books.google.fr/books?id=CeVaAAAAQAAJ&pg=PA7&lpg=PA7&dq=sph%C3%A8re+h%C3%A9misph%C3%A8re+planisph%C3%A8re&source=bl&ots=muFMMfjsvv&sig=z25CoXrWgivJ1XaanKKwWwPgnys&hl=fr&ei=lKiZTc-EJ4aWhQe3wrD5CA&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=2&ved=0CB0Q6AEwATge#v=onepage&q=sph%C3%A8re%20h%C3%A9misph%C3%A8re%20planisph%C3%A8re&f=false

vendredi 29 octobre 2010

Topiaire

Dans un numéro récent de Aéroports de Paris Magazine, je parcours cet article intitulé Versailles côté jardins.
Une photographie montre un jardinier en train de tailler des ifs. La légende dit en français : « En juin, taille des taupières à l’aide d’un gabarit » et en anglais : « Using a template to trim the topiary trees in June ». Sous une autre photo : « Entretien du Parterre du Midi et contrôle de la géométrie des taupières ». Et le texte n’est pas en reste : « L’art taupière provoque ce genre de réaction. Les visiteurs qui touchent ces formes étranges fragilisent pourtant les arbres. » Ou pire : « À Versailles, 700 taupières composant 65 formes ajoutent un peu de symétrie aux jardins à la française. »
Versailles est peut-être envahi de taupes, et les taupières (pièges à taupes) sont alors utiles.
Mais on parlait évidemment ici de l’art topiaire, mot très à la mode aujourd'hui.

Ce mot, absent du TLFi ou du DHLF, est relativement nouveau en français ; il est possible et même probable que le rédacteur de l’article ait bien écrit topiaire, et qu’un correcteur orthographique pas encore au parfum lui ait systématiquement substitué taupière.
Google montre également quelques spécimens d'erreurs semblables.

Mais le mot est-il si récent que ça en français ? En fait, il s'agit plutôt de retrouvailles.
Le mot s’était jadis employé, il y a bien longtemps, et avait été oublié de la plupart des dictionnaires courants, sauf Littré (et plus tard d’autres dictionnaires en plusieurs volumes) :

TOPIAIRE (to-pi-ê-r') s. f. Terme d'antiquité. Art d'orner les jardins et de donner aux arbres des formes diverses.
Adj. Qui se rapporte à l'art d'embellir les jardins.
HISTORIQUE XVIe s. RAB., Pant. IV, 1: Ung barrault d'or terny, couvert d'une vignette de grosses perles indicques, en ouvraige topiaire
YVER, p. 523: Jardins bien cultivés et façonnés en parterres, labyrinthes et topiaires
ÉTYMOLOGIE Lat. topiaria, du grec τόπια, paysage, qui vient du grec τόποσ, lieu.

Littré pouvait d’autant moins ignorer le mot qu’il avait donné en 1851 une traduction de l’Histoire Naturelle de Pline, où il avait conservé le mot topiaire dans cette phrase « Les topiaires distinguent le myrte cultivé en myrte de Tarente à la feuille petite, en myrte du pays à la feuille large, en myrte hexastiche à feuilles très touffues et disposées sur six rangs » avec cette note : « Je garde ce nom latin, pour lequel il n'y a pas d'équivalent exact en français. Jardinier est trop compréhensif. Le topiaire était un jardinier qui savait donner diverses formes aux arbres en les taillant, et la topiaire (opus topiarium), l'art de ce jardinier ».

Auparavant, le mot avait quand même déjà bien figuré dans un Complément au Dictionnaire de l’Académie Française, de 1843, avec cette définition :

Adjectif des deux genres (Antiquité romaine) Qui se rapporte à l’art d’embellir les jardins, d’y placer des treillages, d’y donner au buis et aux charmilles des figures régulières, L’art topiaire était en grand honneur chez les Romains. Topiaire se dit substantivement des esclaves qui exerçaient cet art.


Le mot restait donc cantonné à l’histoire ancienne des jardins. On le d'ailleurs trouve rappelé par Horace Walpole qui a publié en 1784 un Essay on Modern Gardening, avec sa traduction Essai sur l’Art des Jardins modernes, par le Duc de Nivernais. On y lit le passage suivant :

Le docteur Plot dans son histoire naturelle de l'Oxfordshire, paroît avoir été grand admirateur de ces arbres sculptés dans les formes les plus hétéroclites, qu'il appelle ouvrages topiaires (*) & il cite un certain Laurembergius pour avoir dit que les Anglois sont aussi habiles qu'aucune autre nation dans ce genre de sculpture qui rend surtout Hamptoncourt remarquable. Le docteur nomme encore d'autres Jardins qui se distinguent par des animaux & des châteaux de ce genre topiaire, & par dessus tout un nid de roitelet assez spacieux pour contenir un homme assis fur un siége creusé au dedans pour cet effet.
(*) Le mot topiary en Anglais qu'on rend ici par celui de topiaire, n'est plus connu dans la langue Angloise. (Note du Traducteur.)

Si l’on en croit le Duc de Nivernais, le mot ne semblait pas beaucoup plus connu en Angleterre qu’en France. Quand on observe dans Google Livres sa fréquence par tranche de 50 ans, on trouve environ 5 occurrences tous les dix lustres, entre 1650 et 1800 et elles concernent Rabelais (cf. la citation de Littré plus haut) pour la plupart d’entre elles, ou sinon l’histoire romaine ou celle des jardins. Entre 1800 et 1950, elles se multiplient mais restent le plus souvent en rapport avec ces sujets anciens.
Par tranches de 10 ans à partir de 1940 et jusqu’en 2010, les occurrences sont en constante augmentation : 10, 22, 75, 78, 176, 463, 570. On voit donc que le terme est réapparu dans toute sa gloire dans les années 1960, et cette fois-ci, probablement sous l’influence de l’anglais qui l’a d’abord remis en faveur : les mêmes périodes donnent pour « topiary » les nombres 1560, 2460, 4270, 6110, 11500, 23400, et 26000. Evidemment, il y a plus de livres anglais sur Google Books, donc ces nombres ne signifient rien dans l’absolu, mais la courbe de progression est nette (même s’il faudrait là aussi tenir compte du nombre exact de livres scrutés par tranche).
En 1960, André Lavacourt devait avoir observé ce mot nouveau puisqu'il écrivait dans son roman Les Français de la Décadence : "Je préfère encore la dissertation cucu-la-praline sur l'art des jardins. — On dit topiaire, monsieur. — Hein? — Topiaire, parfaitement. On dit l'art topiaire. Tu es un crétin. Tu es sans culture et tu ne sais pas un mot de français."

Tout ceci est naturellement confirmé par les mouvements des dictionnaires d’usage.

« Topiaire » est aujourd’hui dans le Larousse, avec la définition :

adjectif et nom féminin (latin topiarius, de topia, jardins de fantaisie) * Se dit de l'art de tailler les arbres et les arbustes pour obtenir des formes variées, géométriques ou autres.


Il y est rentré entre 1970, où il n’était pas, et 1983, où il est.

Il est aussi dans le Petit Robert (1993) qui indique :

n. f. – 1964 ; adj. V. 1500 ; du lat. topiarius « jardinier ». Didactique : Art de tailler architecturalement les arbres des jardins. Adj. L’art topiaire.


Ces définitions ne prennent cependant pas en compte une acception qu’on trouve aujourd’hui assez souvent pour « topiaire », à savoir l’arbre taillé lui-même, clairement à l’imitation de l’anglais. En effet, la définition de topiary dans le dictionnaire MacMillan est

[countable] a bush or a tree cut into a particular shape for decoration
[uncountable] the art or act of cutting bushes and trees into particular shapes for decoration


Cette acception se retrouve dans un livre de Mark Jones traduit de l’anglais en 2007 sous le titre Buis et autres topiaires.

Ou encore dans ce passage d’une revue de 2002 : D'autres plantes indigènes mentionnées dans les herbiers du XVIIe siècle y seront associées. Elles seront disposées "à bâton rompus" distantes d'un pied. Le topiaire central sera un if taillé en plateaux d'une hauteur d'environ quatre (Enghien, Restauration du Jardin des fleurs, par Jean-Louis Vanden Eynde).

C’est aussi le sens que "topiaire" a plusieurs fois dans l’article sur Versailles qui ouvre cet article.

dimanche 24 octobre 2010

Morgue

De tristes images d’Haïti montrent un grand bâtiment dont l’entrée porte les lettres MORGUE (1). Morgue, qui semble apparenté à mort ou morbide. Mais d’où vient ce nom et a-t-il un rapport avec la morgue, l’attitude hautaine ?


Ce dernier mot, la morgue, est ancien dans notre vocabulaire, ainsi que le verbe morguer, regarder d’un air hautain, dévisager. Le DHLF considère même morgue comme le déverbal de morguer, quoique le nom soit attesté antérieurement au verbe (vers 1450 pour le nom, un peu plus d’un siècle avant le verbe). Longtemps tenu comme d’origine obscure, le verbe serait d’origine méridionale, introduit pendant la guerre de Cent Ans par les mercenaires du Midi. Il viendrait d’un hypothétique *murricare, faire la moue, d’une racine *murr, museau, groin, qu’on trouve dans moraille et morfondre.


De ce verbe ou de ce nom, on a appelé dès 1532 morgue l’endroit d’une prison où les guichetiers examinaient les prisonniers avant de les écrouer. Parmi les dictionnaires français, Richelet semble être le premier à l’enregistrer en 1680 sous ce sens :

Morgue. Terme des prisons de Paris. C'est une maniere de petit bouge, ou de grande cage grillée, où l'on met un prisonnier d'abord qu'on l'ameine en prison pour en faire remarquer le visage aux guichetiers & le mettre en suite au lieu ou il doit étre. [ Mettre un prisonnier a la morgue, étre a la morgue. ]Les archers qui ameinent des gens en prison ne se servent pas du mot de morgue,mais ils disent seulement aux guichetiers. Faites passer Mr. ou Madame, C'est a dire, faites passer Monsieur, ou Madame à la morgue.


Furetière en 1690 indique :

Morgue, Le second guichet où l'on tient quelque temps ceux qui entrent en prison, afin que les Guichetiers le regardent fixement, & s’impriment si bien l'idée de leur visage en leur imagination, qu'ils ne puissent manquer de les reconnoistre.
MORGUER , Regarder fixement un prisonnier, afin de le reconnoistre.

L’Académie consigne aussi ce sens en 1694 :

Morgue. Endroit à l'entrée d'une prison, où l'on tient quelque temps ceux que l'on escroüe, afin que les Guichetiers puissent les regarder fixement & les reconnoistre. On l'a tenu long-temps à la morgue.

Thomas Corneille, en 1696, assemble ces définitions dans son Grand Dictionnaire des Arts et des Sciences :

MORGUE, Manière de petit bouge, qui est ordinairement le second guichet, où l'on met d'abord ceux que l'on amene en prison, afin que les Guichetiers ayant le temps d'examiner tous les traits de leurs visages, ne puissent plus manquer à les reconnoistre. Mettre un prisonnier a la morgue. On le laissa long temps à la morgue.

M O R G U E U R. Celuy qui tient le guichet de la morgue. Il y a toujours deux ou trois Morgueurs dans les grandes prisons.

Mais c'est un dictionnaire français-anglais, celui de Cotgrave qui le premier, en 1673, donne des indications plus précises, à destination des étrangers :

Also (in the Chastelet of Paris) a certain Chair wherein a new-come prisoner is set, and must continue some hours, without stirring either head or hand, that the Keepers ordinary servants may the better take notice of his face, and favour.

Le mot est employé dans le contexte des prisons par l'académicien Eudes de Mézeray, sous le pseudonyme du Sieur de Sandricourt, en 1652, dans La Descente du Politique Lutin aux Limbes sur l'Enfance & les maladies de l'Etat :

De là nous passames le rateau hérissé de part et d’autre de pointes de fer, & puis un Guichet, & puis à la Morgue, ou deux mastins de guichetiers se mirent à considérer mon visage.

Mais on trouve les explications les plus complètes dans Le Gascon extravagant, publié en 1639 par Onésime de Claireville :

Ie fus donc mené dans la Conciergerie, où i’entré en pompes solemnelles. Le bruit du monde qui me suiuoit auertit le Guichetier, qu'on luy menoit de la proye, si bien qu'en sortant de hors, il vit qu'on me conduisoit en honneur, & luy pour me mieux receuoir ouurit la Barriere qui estoit deuant la porte, & m'ayant laissé entrer, la referma incontinent, laissant seulement vn endroit pour passer vn homme de costé. Par ainsi ie fus introduit dans cette porte, où en plein Midy il falloit de la Chandelle, je fus receu en ce lieu auec des salutations magnifique. On m'y laissa quelque temps, puis aprés on me fit passer dans la Gargoterie, qu'on nomme ordinairement la Morgue. On m'y fit asseoir dans vne chese, où ie tenois ma gravité comme vn Iuge de Village dans son Siege, & les Satellites de ce petit Enfer , passoient l'vn apres l'autre, & me regardoient toujours dans le nez, ie pensois qu'ils le fissent à dessein de se mocquer de moy, ce qui m'obligea de leur dire en mon langage […] (il explique qu’il est gentilhomme) Enfin apres auoir demeure là prés de trois bonnes heures je vis d'autres personnages, qui venoient me faire de grandes reverences, […] (On lui demande de l’argent) Mais afin de les faire entrer dans vne composition honneste, ie m'auisé de faire le necessiteux, & sous esperance d'en estre quitte à meilleur marché, ie disois que i'estois vn pauure Garçon, qui n'auois point d'argent, & que depuis que i'estois dans la Ville, i'auois tousiours vescu aux dépens des Gens de bien, qui m'auoient departy leur liberalitez. Mon excuse fut aneantie par la confrontation de ceux qui m’auoient morgué, à qui i'auois dit que i'estois Gentil homme.


Cyrano de Bergerac, dans ses œuvres imprimées en 1681, a ce passage tiré de l'Histoire comique des États et Empires du Soleil :

Il fit signe à ses compagnons , & en mesme temps on me salüa d'un je vous fais prisonnier de par le Roy. Il ne falut pas aller loin pour m'écroüer. Je demeuray dans la morgue jusqu'au soir, où chaque Guichetier l'un aprés l'autre, par une exacte dissection des parties de mon visage, venoit tirer mon tableau sur la toile de sa memoire.


Ce premier sens de morgue est donc bien établi et s'explique aisément.

Comment est-on passé au sens moderne ? On avait pris depuis longtemps (au moins depuis le XIVe siècle) l'habitude de déposer et d'exposer les cadavres au grand Châtelet, notamment dans les basses geôles. Est-ce par la proximité de la morgue carcérale, est-ce parce qu'on a abandonné cette basse geôle au profit des cadavres, que le nom finit par prendre la nouvelle signification qu'on lui connaît aujourd'hui ? Ce n'est pas entièrement clair. Ou bien est-ce par application directe et imitative du sens de morguer comme le rapporte Adolphe Guillot dans Paris qui souffre :

La basse geôle qui est dans la cour du Grand-Châtelet, rapporte Denisard dans son Répertoire de Jurisprudence de 1768 et où l'on expose les cadavres qui ne sont pas reconnus ou réclamés sur-le-champ, se nomme Morgue du verbe morguer, qui, dans l'une de ses significations, veut dire regarder fixement,comme l'on fait à l'égard du cadavre que l'on ne peut reconnaître, que si on le regarde fixement ainsi que cela se pratique de la part des geôliers qui tiennent pendant quelque temps dans le second guichet le prisonnier qu'on leur amène.

On peut suivre cette évolution de sens dans les définitions de l'Académie.

Dans le dictionnaire de 1718 :

On appelle ainsi morgue, un endroit au Chastelet, où les corps qu'on trouve morts sont exposez à la veuë du public, afin qu'on les puisse reconnoîstre. On a porté ce corps à la morgue.

L'édition de 1762 porte :

On appelle aussi Morgue, ou plutôt Basse Geole, Un endroit au Châtelet, où les corps morts dont la Justice se saisit, sont exposés à la vue du Public, afin qu'on les puisse reconnoître. On a porté ce corps à la morgue.

Dans l’Académie, en 1835 :

Il se dit aussi d'Un endroit où l'on expose les corps des personnes trouvées mortes hors de leur domicile, afin qu'elles puissent être reconnues. On a porté ce corps à la morgue.

C’est qu’entre temps, la morgue avait déménagé du Châtelet, de sorte que la référence historique aux geôles du Châtelet se perdit mais le nom morgue la perpétue.

Au XVIIIe siècle, certains auteurs ont employé morne dans le sens de morgue.

Dans les Antiquités romaines expliquées, de 1750, on lit :

Pour s'en assûrer, la Marquise envoya sur le champ sa femme de Chambre voir s'il n'y avoit point quelque Cadavre exposé à la Morne. Ayant appris que non, elle fit courir tous ses laquais, & tous ceux de son Frère, chez les Chirurgiens de Paris, pour savoir s'il ne s'étoit pas traîné, ou fait porter, chez quelqu'un d'eux, pour s'y faire penser de ses blessures.

Louis-Sébastien Mercier, dans son Tableau de Paris, raconte à l'article Commis cette histoire (2) :

Un particulier revenant d'Egypte, avoit acheté une Momie à Bassora. Comme la caisse étoit longue , il ne jugea pas à propos de la faire voyager avec sa chaise de poste ; il la fit transporter au coche d'Auxerre. La caisse arrive; les Commis des barrieres l'ouvrent, trouvent un corps noirci, & décident que c'est un homme qu'on a rôti dans un four ; ils prennent les bandelettes antiques pour des morceaux de sa chemise brûlée ; dressent un procès verbal ; & l'on fait transporter la Momie à la Morne. Personne dans le bureau n'est assez initié dans l'histoire, pour empêcher cette bévue, digne des personnages qui le composent.


et à un autre endroit :

Si l'on tenait registre fidèle de toutes ces calamités particulières, l'épouvante ferait regarder avec horreur cette ville superbe. C'est à l'hôtel-Dieu, c'est à la Morne, que l'on aperçoit les nombreuses et déplorables victimes des travaux publics, et d'une trop nombreuse population.

Mais déjà en 1837, le Journal de la langue française note : «Morgue est généralement le mot adopté par les gens instruits ; morne est plus employé par le peuple, qui, ne connaissant pas la véritable étymologie du mot, n'y voit que quelque chose de fort triste, d'excessivement morne. »

Aujourd’hui, comme pour tout ce qui touche à la mort, le nom morgue est plutôt évité et on parle, en France, de l’Institut médico-légal. On a peut-être moins de pudeur à Haïti, où la mort est hélas dramatiquement familière.

Notes :

(1) Je suppose que le mot est en français. Mais le mot se dit aussi en anglais des États-Unis.

(2) Cette même histoire, avec des variantes mais toujours "morne", est aussi racontée dans Les Sottises et les Folies parisiennes de Nougaret, en 1781, ou les Mémoires Anecdotes pour servir à l'Histoire des Bourbons, de 1792. Mais elle est aussi dans le Journal encyclopédique d'octobre 1767 et republié dans un Choix de Mémoires secrets en 1788, cette fois-ci avec "morgue" et dans bien d'autres ouvrages.

dimanche 15 août 2010

Vasistas

Un lecteur de LSP écrit : Vasistas vient de l’allemand “was ist das ?” = qu’est-ce que c’est ?
Jusque là, tout va bien !
prononcé par les soldats prussiens de la “Wache” = surveillance (qui, prononcé à la française, a donné vache et permis l’élaboration d’une phrase revancharde bien connue) lors de l’occupation de Paris en 1871, alors que régnait le couvre feu et que certains oubliaient de masquer un oeil de boeuf ou une petite fenêtre.
Mais là, ça se gâte !

Parlons de la date d’abord, 1871 ! Le mot sous sa forme actuelle vasistas est déjà dans le dictionnaire de l’Académie en 1798 ! Le TLFi ou le DHLF (Dictionnaire historique de la langue française) mentionnent qu’en 1776, le mot est attesté sous la forme wass-ist-das et en 1784 sous la forme wasistas. Comme souvent, Google Livres permet même de trouver des datations antérieures. Par exemple, ce livre* de 1780 comprend déjà la forme vasistas.
Le mot a même eu la forme vagistas** qui fut un temps recueillie au Supplément du Dictionnaire de l’Académie, quoiqu’elle fût critiquée par les grammairiens et les lexicographes comme Laveaux***.
Bref la date d’introduction du mot est clairement antérieure à la guerre de 1870.

Parlons de la chose, maintenant. « Certains oubliaient de masquer un oeil de boeuf ou une petite fenêtre », dites-vous. C’est que vous avez en tête le sens actuel fréquent de vasistas, d’une fenêtre à tabatière prise dans le toit d’une maison. Mais ce n’est pas le sens originel de vasistas. Selon le TLFi, c’est un petit vantail vitré, pivotant sur un de ses côtés, ménagé dans une porte ou une fenêtre, et que l'on peut ouvrir indépendamment de celle-ci. . Quand il est réalisé dans une porte, c'est l'ancêtre du judas optique, et cela explique bien que dans des pays de langue allemande, des soldats français aient pu entendre en frappant aux portes des habitants "was ist das ?" (Qu'est-ce que c'est ?) et aient pu désigner ainsi ce guichet et ramener le mot en France. Hugo l’emploie bien dans ce sens dans Choses vues : Le cachot ne recevait de jour que par là et par le vasistas de la porte, jour de souffrance qui venait du corridor et du greffe et non du préau. Par ce grillage et par le vasistas, on observait, nuit et jour, Louvel, dont le lit était dans l’angle au fond.

Cf. aussi l'article de Wikipedia

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*Tant que la saison le permetra, & même dans les beaux jours de l'hiver, on tiendra une partie des croisées du midi ouvertes ; ne fût-ce qu'un simple careau de vitre, en manière de vasistas.(Ornithotrophie artificièle, ou art de faire éclôre & d'élever la volaille par le moyen d'une chaleur artificièle, Paris, 1780, page 446)

**Nous étions dans le vestibule. J'ordonnai qu'on allât promptement chercher un fiacre, et en attendant qu'il arrivât, je fis entrer la marquise dans la loge du suisse. Il n'y avait qu'un instant que nous y étions, lorsqu'un homme présenta sa figure par le vagistas entr'ouvert, et demanda si le baron était chez lui. (Jean-Baptiste Louvet de Couvray, Vie du Chevalier de Faublas, édition de 1821).

***« VAGISTAS.

Locut Vic. Ouvrez le vagistas.
Locut. Corr. Ouvrez le vasistas.

Le vasistas est une petite partie d'une porte ou d'une fenêtre, laquelle partie s'ouvre et se ferme à volonté. Ce mot vient des trois mots allemands Was ist das? (Quoi est cela?) que l'on a estropiés comme la plupart des mots qui nous viennent des langues étrangères.

Vagistas, qui est dans la bouche d'une infinité de personnes, se trouve, on ne sait pourquoi, dans le Dictionnaire de Gattel ; mais il ne se trouve que là. (Gramm. des gramm.)

M. Laveaux, dans son Dictionnaire des difficultés, a aussi écrit vagistas, quoiqu'il assigne à ce mot l'étymologie que nous venons de rapporter, qui nous paraît d'autant plus plausible que la phrase allemande : Was ist das? dans la bouche d'un Allemand, se prononce exactement comme notre mot vasistas, au moyen de l'assimilation du son du double w au son du v simple, et de la rudesse du t transportée au d. » (Dictionnaire critique et raisonné du langage vicieux ou réputé vicieux, 1835)

(article initialement ébauché sur Langue Sauce Piquante.)

Ogresse

Les correcteurs de LSP : Notons qu’ogre a deux féminins : ogresse, bien sûr, mais aussi le très joli ogrine.

Plusieurs dictionnaires disent en effet ce qu’on trouve par exemple dans le TLFi, à savoir qu’au « XVIIe s., on trouve aussi ogrine pour ogresse (1694, Gherardi, Théâtre it. ds DG) ». Examinons cela de plus près.

Gherardi était un acteur italien qui avait débuté en 1689 dans le rôle d’Arlequin au Théâtre-Italien. Il a publié sous ce titre un recueil général de toutes les comédies et scènes françaises qui ont été jouées sur le théâtre italien de l'Hôtel de Bourgogne entre 1694 et 1700. On les trouve dans des éditions du XVIIIe siècle sur Google Livres.

Il semble bien que ogrine ne soit utilisé qu’une seule fois dans Gherardi : c’est dans une comédie en un acte intitulée « les Fées ou les Contes de ma Mère L’Oye », représentée par les Comédiens italiens du Roi à l’Hôtel de Bourgogne le 2 mars 1697. Elle aurait été écrite par Biancolelli et Dufresny. On y trouve ce dialogue, alors que le prince Octave, amant d’Isménie, vient la délivrer dans une caverne d’un ogre qui la maintenait prisonnière :
« UN OGRE s'éveillant : Ah ! qu'est-ce que j'entens ? mais je sens la chair fraîche, qu'on le saisisse. (Les Ogres prennent Octave.)
ISMÉNIE : Arrêtez, barbares , arrêtez : Que voulez-vous faire , respectez un Prince que j'aime plus que ma vie.
L’OGRE : Allons , allons , qu'on le mene au Cuisinier, & qu'on le mette au courbouillon & pour vous , Madame, si vous l'aimez tant, on vous en servira un quartier a vôtre souper. (Les Ogres emmenent Octave.)
ISMÉNIE : Ah ! cruel, pouvez-vous... .
L’OGRE : Bon , bon , voilà bien du fracas pour un petit homme à demi formé. A sa place vous aurez un mary double , triple , quadruple , un Ogre , enfin. Oh si vous sçaviez ce que c'est que l'amour d'un Ogre. L'Ogre mon Maistre vous épousera , & vous ferez la Sultane Ogrine. »


Voilà donc, semble-t-il, la seule fois où l’on trouve utilisé ce ogrine, d’ailleurs dans une fonction d’épithète, voire de quasi nom propre. Le mot était-il connu, ou a-t-il été forgé pour la circonstance ? Le vocabulaire de ces comédies est parfois influencé par l’italien ; on y trouve facilement des dérivés en –in, -ine (y compris dans les noms des protagonistes Arlequin et Colombine) et peut-être est-ce pourquoi ogrine s’est présenté sous la plume. Une seconde raison pour cette dérivation pourrait être un rapprochement entre les mots existants hongre et hongrine. En tout cas, ogrine daterait donc plutôt de 1697 et ressemble fort à un hapax.

Pour ogresse, le même TLFi le date de 1697, dans le Petit Poucet des Contes de Perrault. Mais on trouve grâce à Google Livre une édition pirate hollandaise de 1696, « Recueil de pièces curieuses et nouvelles », sans nom d’auteur, qui publie la Belle au Bois Dormant de Perrault, où se trouve aussi une histoire d’ogresse qu’on omet souvent dans la version racontée aujourd’hui : « La Reine dit plusieurs fois à son fils, pour le faire s'expliquer, qu'il fallait se contenter dans la vie, mais il n'osa jamais lui confier son secret; il la craignait quoiqu'il l'aimât, car elle était de race Ogresse, et le roi ne l'avait épousée qu'à cause de son grand bien; on disait même tout bas à la Cour qu'elle avait toutes les inclinations des Ogres, et qu'en voyant de petits enfants, elle avait beaucoup peine à se retenir de se jeter sur eux; ainsi le Prince ne lui voulut jamais rien dire. » et plus loin : « Elle y alla quelques jours après, et dit un soir à son Maître d'Hôtel:
''Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore.
- Ah! Madame, dit le Maître d'Hôtel.
- Je le veux, reprit-elle d'un ton d'Ogresse qui a envie de manger de la chair fraîche. Ce pauvre homme, voyant bien qu'il ne fallait pas se jouer à une Ogresse, prit son grand couteau, et monta à la chambre de la petite Aurore. »
On voit au passage que cette version ne contient pas la précision culinaire qu’apportera la Reine dans les versions suivantes :
« je veux la manger à la sauce-robert. »

Sous réserve d’autres documents, il semble donc plutôt que ogresse ait précédé de peu un ogrine qui est resté isolé.

Paru dans Langue Sauce Piquante

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Un commentaire attire l'attention sur Gallica ou sur Google Livres. À noter dans ce lexique de 1580 le mot orthographie pour orthographe : la manière et science d’escrire chacun mot par ses lettres.

samedi 24 juillet 2010

Page blanche

Première fois ... Angoisse ... Page blanche ... Trou noir ... Tant pis, je saute ...