dimanche 15 août 2010

Ogresse

Les correcteurs de LSP : Notons qu’ogre a deux féminins : ogresse, bien sûr, mais aussi le très joli ogrine.

Plusieurs dictionnaires disent en effet ce qu’on trouve par exemple dans le TLFi, à savoir qu’au « XVIIe s., on trouve aussi ogrine pour ogresse (1694, Gherardi, Théâtre it. ds DG) ». Examinons cela de plus près.

Gherardi était un acteur italien qui avait débuté en 1689 dans le rôle d’Arlequin au Théâtre-Italien. Il a publié sous ce titre un recueil général de toutes les comédies et scènes françaises qui ont été jouées sur le théâtre italien de l'Hôtel de Bourgogne entre 1694 et 1700. On les trouve dans des éditions du XVIIIe siècle sur Google Livres.

Il semble bien que ogrine ne soit utilisé qu’une seule fois dans Gherardi : c’est dans une comédie en un acte intitulée « les Fées ou les Contes de ma Mère L’Oye », représentée par les Comédiens italiens du Roi à l’Hôtel de Bourgogne le 2 mars 1697. Elle aurait été écrite par Biancolelli et Dufresny. On y trouve ce dialogue, alors que le prince Octave, amant d’Isménie, vient la délivrer dans une caverne d’un ogre qui la maintenait prisonnière :
« UN OGRE s'éveillant : Ah ! qu'est-ce que j'entens ? mais je sens la chair fraîche, qu'on le saisisse. (Les Ogres prennent Octave.)
ISMÉNIE : Arrêtez, barbares , arrêtez : Que voulez-vous faire , respectez un Prince que j'aime plus que ma vie.
L’OGRE : Allons , allons , qu'on le mene au Cuisinier, & qu'on le mette au courbouillon & pour vous , Madame, si vous l'aimez tant, on vous en servira un quartier a vôtre souper. (Les Ogres emmenent Octave.)
ISMÉNIE : Ah ! cruel, pouvez-vous... .
L’OGRE : Bon , bon , voilà bien du fracas pour un petit homme à demi formé. A sa place vous aurez un mary double , triple , quadruple , un Ogre , enfin. Oh si vous sçaviez ce que c'est que l'amour d'un Ogre. L'Ogre mon Maistre vous épousera , & vous ferez la Sultane Ogrine. »


Voilà donc, semble-t-il, la seule fois où l’on trouve utilisé ce ogrine, d’ailleurs dans une fonction d’épithète, voire de quasi nom propre. Le mot était-il connu, ou a-t-il été forgé pour la circonstance ? Le vocabulaire de ces comédies est parfois influencé par l’italien ; on y trouve facilement des dérivés en –in, -ine (y compris dans les noms des protagonistes Arlequin et Colombine) et peut-être est-ce pourquoi ogrine s’est présenté sous la plume. Une seconde raison pour cette dérivation pourrait être un rapprochement entre les mots existants hongre et hongrine. En tout cas, ogrine daterait donc plutôt de 1697 et ressemble fort à un hapax.

Pour ogresse, le même TLFi le date de 1697, dans le Petit Poucet des Contes de Perrault. Mais on trouve grâce à Google Livre une édition pirate hollandaise de 1696, « Recueil de pièces curieuses et nouvelles », sans nom d’auteur, qui publie la Belle au Bois Dormant de Perrault, où se trouve aussi une histoire d’ogresse qu’on omet souvent dans la version racontée aujourd’hui : « La Reine dit plusieurs fois à son fils, pour le faire s'expliquer, qu'il fallait se contenter dans la vie, mais il n'osa jamais lui confier son secret; il la craignait quoiqu'il l'aimât, car elle était de race Ogresse, et le roi ne l'avait épousée qu'à cause de son grand bien; on disait même tout bas à la Cour qu'elle avait toutes les inclinations des Ogres, et qu'en voyant de petits enfants, elle avait beaucoup peine à se retenir de se jeter sur eux; ainsi le Prince ne lui voulut jamais rien dire. » et plus loin : « Elle y alla quelques jours après, et dit un soir à son Maître d'Hôtel:
''Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore.
- Ah! Madame, dit le Maître d'Hôtel.
- Je le veux, reprit-elle d'un ton d'Ogresse qui a envie de manger de la chair fraîche. Ce pauvre homme, voyant bien qu'il ne fallait pas se jouer à une Ogresse, prit son grand couteau, et monta à la chambre de la petite Aurore. »
On voit au passage que cette version ne contient pas la précision culinaire qu’apportera la Reine dans les versions suivantes :
« je veux la manger à la sauce-robert. »

Sous réserve d’autres documents, il semble donc plutôt que ogresse ait précédé de peu un ogrine qui est resté isolé.

Paru dans Langue Sauce Piquante

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Un commentaire attire l'attention sur Gallica ou sur Google Livres. À noter dans ce lexique de 1580 le mot orthographie pour orthographe : la manière et science d’escrire chacun mot par ses lettres.

2 commentaires:

  1. Leveto, sur LSP, a signalé l'existence de "ogrillon", et "ogrillonne"."On les trouve pourtant dans le Dictionnaire des dictionnaires en 1839, et jusque dans mon Quillet de 1936." Il fournit une rime à négrillon, et à quelques autres diminutifs formés sur le même modèle comme oisillon,taurillon, noblaillon, écrivaillon, et d'autres noms qui ne sont pas des diminutifs comme écouvillon, pavillon, ardillon, etc.

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  2. Ajoutons tigrillon, absent des dictionnaires mais qu'on rencontrait dans les livres. Il paraît remplacé dans l'usage moderne par tigreau, formé par analogie (incorrecte à mon avis) avec lionceau.

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