vendredi 29 octobre 2010

Topiaire

Dans un numéro récent de Aéroports de Paris Magazine, je parcours cet article intitulé Versailles côté jardins.
Une photographie montre un jardinier en train de tailler des ifs. La légende dit en français : « En juin, taille des taupières à l’aide d’un gabarit » et en anglais : « Using a template to trim the topiary trees in June ». Sous une autre photo : « Entretien du Parterre du Midi et contrôle de la géométrie des taupières ». Et le texte n’est pas en reste : « L’art taupière provoque ce genre de réaction. Les visiteurs qui touchent ces formes étranges fragilisent pourtant les arbres. » Ou pire : « À Versailles, 700 taupières composant 65 formes ajoutent un peu de symétrie aux jardins à la française. »
Versailles est peut-être envahi de taupes, et les taupières (pièges à taupes) sont alors utiles.
Mais on parlait évidemment ici de l’art topiaire, mot très à la mode aujourd'hui.

Ce mot, absent du TLFi ou du DHLF, est relativement nouveau en français ; il est possible et même probable que le rédacteur de l’article ait bien écrit topiaire, et qu’un correcteur orthographique pas encore au parfum lui ait systématiquement substitué taupière.
Google montre également quelques spécimens d'erreurs semblables.

Mais le mot est-il si récent que ça en français ? En fait, il s'agit plutôt de retrouvailles.
Le mot s’était jadis employé, il y a bien longtemps, et avait été oublié de la plupart des dictionnaires courants, sauf Littré (et plus tard d’autres dictionnaires en plusieurs volumes) :

TOPIAIRE (to-pi-ê-r') s. f. Terme d'antiquité. Art d'orner les jardins et de donner aux arbres des formes diverses.
Adj. Qui se rapporte à l'art d'embellir les jardins.
HISTORIQUE XVIe s. RAB., Pant. IV, 1: Ung barrault d'or terny, couvert d'une vignette de grosses perles indicques, en ouvraige topiaire
YVER, p. 523: Jardins bien cultivés et façonnés en parterres, labyrinthes et topiaires
ÉTYMOLOGIE Lat. topiaria, du grec τόπια, paysage, qui vient du grec τόποσ, lieu.

Littré pouvait d’autant moins ignorer le mot qu’il avait donné en 1851 une traduction de l’Histoire Naturelle de Pline, où il avait conservé le mot topiaire dans cette phrase « Les topiaires distinguent le myrte cultivé en myrte de Tarente à la feuille petite, en myrte du pays à la feuille large, en myrte hexastiche à feuilles très touffues et disposées sur six rangs » avec cette note : « Je garde ce nom latin, pour lequel il n'y a pas d'équivalent exact en français. Jardinier est trop compréhensif. Le topiaire était un jardinier qui savait donner diverses formes aux arbres en les taillant, et la topiaire (opus topiarium), l'art de ce jardinier ».

Auparavant, le mot avait quand même déjà bien figuré dans un Complément au Dictionnaire de l’Académie Française, de 1843, avec cette définition :

Adjectif des deux genres (Antiquité romaine) Qui se rapporte à l’art d’embellir les jardins, d’y placer des treillages, d’y donner au buis et aux charmilles des figures régulières, L’art topiaire était en grand honneur chez les Romains. Topiaire se dit substantivement des esclaves qui exerçaient cet art.


Le mot restait donc cantonné à l’histoire ancienne des jardins. On le d'ailleurs trouve rappelé par Horace Walpole qui a publié en 1784 un Essay on Modern Gardening, avec sa traduction Essai sur l’Art des Jardins modernes, par le Duc de Nivernais. On y lit le passage suivant :

Le docteur Plot dans son histoire naturelle de l'Oxfordshire, paroît avoir été grand admirateur de ces arbres sculptés dans les formes les plus hétéroclites, qu'il appelle ouvrages topiaires (*) & il cite un certain Laurembergius pour avoir dit que les Anglois sont aussi habiles qu'aucune autre nation dans ce genre de sculpture qui rend surtout Hamptoncourt remarquable. Le docteur nomme encore d'autres Jardins qui se distinguent par des animaux & des châteaux de ce genre topiaire, & par dessus tout un nid de roitelet assez spacieux pour contenir un homme assis fur un siége creusé au dedans pour cet effet.
(*) Le mot topiary en Anglais qu'on rend ici par celui de topiaire, n'est plus connu dans la langue Angloise. (Note du Traducteur.)

Si l’on en croit le Duc de Nivernais, le mot ne semblait pas beaucoup plus connu en Angleterre qu’en France. Quand on observe dans Google Livres sa fréquence par tranche de 50 ans, on trouve environ 5 occurrences tous les dix lustres, entre 1650 et 1800 et elles concernent Rabelais (cf. la citation de Littré plus haut) pour la plupart d’entre elles, ou sinon l’histoire romaine ou celle des jardins. Entre 1800 et 1950, elles se multiplient mais restent le plus souvent en rapport avec ces sujets anciens.
Par tranches de 10 ans à partir de 1940 et jusqu’en 2010, les occurrences sont en constante augmentation : 10, 22, 75, 78, 176, 463, 570. On voit donc que le terme est réapparu dans toute sa gloire dans les années 1960, et cette fois-ci, probablement sous l’influence de l’anglais qui l’a d’abord remis en faveur : les mêmes périodes donnent pour « topiary » les nombres 1560, 2460, 4270, 6110, 11500, 23400, et 26000. Evidemment, il y a plus de livres anglais sur Google Books, donc ces nombres ne signifient rien dans l’absolu, mais la courbe de progression est nette (même s’il faudrait là aussi tenir compte du nombre exact de livres scrutés par tranche).
En 1960, André Lavacourt devait avoir observé ce mot nouveau puisqu'il écrivait dans son roman Les Français de la Décadence : "Je préfère encore la dissertation cucu-la-praline sur l'art des jardins. — On dit topiaire, monsieur. — Hein? — Topiaire, parfaitement. On dit l'art topiaire. Tu es un crétin. Tu es sans culture et tu ne sais pas un mot de français."

Tout ceci est naturellement confirmé par les mouvements des dictionnaires d’usage.

« Topiaire » est aujourd’hui dans le Larousse, avec la définition :

adjectif et nom féminin (latin topiarius, de topia, jardins de fantaisie) * Se dit de l'art de tailler les arbres et les arbustes pour obtenir des formes variées, géométriques ou autres.


Il y est rentré entre 1970, où il n’était pas, et 1983, où il est.

Il est aussi dans le Petit Robert (1993) qui indique :

n. f. – 1964 ; adj. V. 1500 ; du lat. topiarius « jardinier ». Didactique : Art de tailler architecturalement les arbres des jardins. Adj. L’art topiaire.


Ces définitions ne prennent cependant pas en compte une acception qu’on trouve aujourd’hui assez souvent pour « topiaire », à savoir l’arbre taillé lui-même, clairement à l’imitation de l’anglais. En effet, la définition de topiary dans le dictionnaire MacMillan est

[countable] a bush or a tree cut into a particular shape for decoration
[uncountable] the art or act of cutting bushes and trees into particular shapes for decoration


Cette acception se retrouve dans un livre de Mark Jones traduit de l’anglais en 2007 sous le titre Buis et autres topiaires.

Ou encore dans ce passage d’une revue de 2002 : D'autres plantes indigènes mentionnées dans les herbiers du XVIIe siècle y seront associées. Elles seront disposées "à bâton rompus" distantes d'un pied. Le topiaire central sera un if taillé en plateaux d'une hauteur d'environ quatre (Enghien, Restauration du Jardin des fleurs, par Jean-Louis Vanden Eynde).

C’est aussi le sens que "topiaire" a plusieurs fois dans l’article sur Versailles qui ouvre cet article.

dimanche 24 octobre 2010

Morgue

De tristes images d’Haïti montrent un grand bâtiment dont l’entrée porte les lettres MORGUE (1). Morgue, qui semble apparenté à mort ou morbide. Mais d’où vient ce nom et a-t-il un rapport avec la morgue, l’attitude hautaine ?


Ce dernier mot, la morgue, est ancien dans notre vocabulaire, ainsi que le verbe morguer, regarder d’un air hautain, dévisager. Le DHLF considère même morgue comme le déverbal de morguer, quoique le nom soit attesté antérieurement au verbe (vers 1450 pour le nom, un peu plus d’un siècle avant le verbe). Longtemps tenu comme d’origine obscure, le verbe serait d’origine méridionale, introduit pendant la guerre de Cent Ans par les mercenaires du Midi. Il viendrait d’un hypothétique *murricare, faire la moue, d’une racine *murr, museau, groin, qu’on trouve dans moraille et morfondre.


De ce verbe ou de ce nom, on a appelé dès 1532 morgue l’endroit d’une prison où les guichetiers examinaient les prisonniers avant de les écrouer. Parmi les dictionnaires français, Richelet semble être le premier à l’enregistrer en 1680 sous ce sens :

Morgue. Terme des prisons de Paris. C'est une maniere de petit bouge, ou de grande cage grillée, où l'on met un prisonnier d'abord qu'on l'ameine en prison pour en faire remarquer le visage aux guichetiers & le mettre en suite au lieu ou il doit étre. [ Mettre un prisonnier a la morgue, étre a la morgue. ]Les archers qui ameinent des gens en prison ne se servent pas du mot de morgue,mais ils disent seulement aux guichetiers. Faites passer Mr. ou Madame, C'est a dire, faites passer Monsieur, ou Madame à la morgue.


Furetière en 1690 indique :

Morgue, Le second guichet où l'on tient quelque temps ceux qui entrent en prison, afin que les Guichetiers le regardent fixement, & s’impriment si bien l'idée de leur visage en leur imagination, qu'ils ne puissent manquer de les reconnoistre.
MORGUER , Regarder fixement un prisonnier, afin de le reconnoistre.

L’Académie consigne aussi ce sens en 1694 :

Morgue. Endroit à l'entrée d'une prison, où l'on tient quelque temps ceux que l'on escroüe, afin que les Guichetiers puissent les regarder fixement & les reconnoistre. On l'a tenu long-temps à la morgue.

Thomas Corneille, en 1696, assemble ces définitions dans son Grand Dictionnaire des Arts et des Sciences :

MORGUE, Manière de petit bouge, qui est ordinairement le second guichet, où l'on met d'abord ceux que l'on amene en prison, afin que les Guichetiers ayant le temps d'examiner tous les traits de leurs visages, ne puissent plus manquer à les reconnoistre. Mettre un prisonnier a la morgue. On le laissa long temps à la morgue.

M O R G U E U R. Celuy qui tient le guichet de la morgue. Il y a toujours deux ou trois Morgueurs dans les grandes prisons.

Mais c'est un dictionnaire français-anglais, celui de Cotgrave qui le premier, en 1673, donne des indications plus précises, à destination des étrangers :

Also (in the Chastelet of Paris) a certain Chair wherein a new-come prisoner is set, and must continue some hours, without stirring either head or hand, that the Keepers ordinary servants may the better take notice of his face, and favour.

Le mot est employé dans le contexte des prisons par l'académicien Eudes de Mézeray, sous le pseudonyme du Sieur de Sandricourt, en 1652, dans La Descente du Politique Lutin aux Limbes sur l'Enfance & les maladies de l'Etat :

De là nous passames le rateau hérissé de part et d’autre de pointes de fer, & puis un Guichet, & puis à la Morgue, ou deux mastins de guichetiers se mirent à considérer mon visage.

Mais on trouve les explications les plus complètes dans Le Gascon extravagant, publié en 1639 par Onésime de Claireville :

Ie fus donc mené dans la Conciergerie, où i’entré en pompes solemnelles. Le bruit du monde qui me suiuoit auertit le Guichetier, qu'on luy menoit de la proye, si bien qu'en sortant de hors, il vit qu'on me conduisoit en honneur, & luy pour me mieux receuoir ouurit la Barriere qui estoit deuant la porte, & m'ayant laissé entrer, la referma incontinent, laissant seulement vn endroit pour passer vn homme de costé. Par ainsi ie fus introduit dans cette porte, où en plein Midy il falloit de la Chandelle, je fus receu en ce lieu auec des salutations magnifique. On m'y laissa quelque temps, puis aprés on me fit passer dans la Gargoterie, qu'on nomme ordinairement la Morgue. On m'y fit asseoir dans vne chese, où ie tenois ma gravité comme vn Iuge de Village dans son Siege, & les Satellites de ce petit Enfer , passoient l'vn apres l'autre, & me regardoient toujours dans le nez, ie pensois qu'ils le fissent à dessein de se mocquer de moy, ce qui m'obligea de leur dire en mon langage […] (il explique qu’il est gentilhomme) Enfin apres auoir demeure là prés de trois bonnes heures je vis d'autres personnages, qui venoient me faire de grandes reverences, […] (On lui demande de l’argent) Mais afin de les faire entrer dans vne composition honneste, ie m'auisé de faire le necessiteux, & sous esperance d'en estre quitte à meilleur marché, ie disois que i'estois vn pauure Garçon, qui n'auois point d'argent, & que depuis que i'estois dans la Ville, i'auois tousiours vescu aux dépens des Gens de bien, qui m'auoient departy leur liberalitez. Mon excuse fut aneantie par la confrontation de ceux qui m’auoient morgué, à qui i'auois dit que i'estois Gentil homme.


Cyrano de Bergerac, dans ses œuvres imprimées en 1681, a ce passage tiré de l'Histoire comique des États et Empires du Soleil :

Il fit signe à ses compagnons , & en mesme temps on me salüa d'un je vous fais prisonnier de par le Roy. Il ne falut pas aller loin pour m'écroüer. Je demeuray dans la morgue jusqu'au soir, où chaque Guichetier l'un aprés l'autre, par une exacte dissection des parties de mon visage, venoit tirer mon tableau sur la toile de sa memoire.


Ce premier sens de morgue est donc bien établi et s'explique aisément.

Comment est-on passé au sens moderne ? On avait pris depuis longtemps (au moins depuis le XIVe siècle) l'habitude de déposer et d'exposer les cadavres au grand Châtelet, notamment dans les basses geôles. Est-ce par la proximité de la morgue carcérale, est-ce parce qu'on a abandonné cette basse geôle au profit des cadavres, que le nom finit par prendre la nouvelle signification qu'on lui connaît aujourd'hui ? Ce n'est pas entièrement clair. Ou bien est-ce par application directe et imitative du sens de morguer comme le rapporte Adolphe Guillot dans Paris qui souffre :

La basse geôle qui est dans la cour du Grand-Châtelet, rapporte Denisard dans son Répertoire de Jurisprudence de 1768 et où l'on expose les cadavres qui ne sont pas reconnus ou réclamés sur-le-champ, se nomme Morgue du verbe morguer, qui, dans l'une de ses significations, veut dire regarder fixement,comme l'on fait à l'égard du cadavre que l'on ne peut reconnaître, que si on le regarde fixement ainsi que cela se pratique de la part des geôliers qui tiennent pendant quelque temps dans le second guichet le prisonnier qu'on leur amène.

On peut suivre cette évolution de sens dans les définitions de l'Académie.

Dans le dictionnaire de 1718 :

On appelle ainsi morgue, un endroit au Chastelet, où les corps qu'on trouve morts sont exposez à la veuë du public, afin qu'on les puisse reconnoîstre. On a porté ce corps à la morgue.

L'édition de 1762 porte :

On appelle aussi Morgue, ou plutôt Basse Geole, Un endroit au Châtelet, où les corps morts dont la Justice se saisit, sont exposés à la vue du Public, afin qu'on les puisse reconnoître. On a porté ce corps à la morgue.

Dans l’Académie, en 1835 :

Il se dit aussi d'Un endroit où l'on expose les corps des personnes trouvées mortes hors de leur domicile, afin qu'elles puissent être reconnues. On a porté ce corps à la morgue.

C’est qu’entre temps, la morgue avait déménagé du Châtelet, de sorte que la référence historique aux geôles du Châtelet se perdit mais le nom morgue la perpétue.

Au XVIIIe siècle, certains auteurs ont employé morne dans le sens de morgue.

Dans les Antiquités romaines expliquées, de 1750, on lit :

Pour s'en assûrer, la Marquise envoya sur le champ sa femme de Chambre voir s'il n'y avoit point quelque Cadavre exposé à la Morne. Ayant appris que non, elle fit courir tous ses laquais, & tous ceux de son Frère, chez les Chirurgiens de Paris, pour savoir s'il ne s'étoit pas traîné, ou fait porter, chez quelqu'un d'eux, pour s'y faire penser de ses blessures.

Louis-Sébastien Mercier, dans son Tableau de Paris, raconte à l'article Commis cette histoire (2) :

Un particulier revenant d'Egypte, avoit acheté une Momie à Bassora. Comme la caisse étoit longue , il ne jugea pas à propos de la faire voyager avec sa chaise de poste ; il la fit transporter au coche d'Auxerre. La caisse arrive; les Commis des barrieres l'ouvrent, trouvent un corps noirci, & décident que c'est un homme qu'on a rôti dans un four ; ils prennent les bandelettes antiques pour des morceaux de sa chemise brûlée ; dressent un procès verbal ; & l'on fait transporter la Momie à la Morne. Personne dans le bureau n'est assez initié dans l'histoire, pour empêcher cette bévue, digne des personnages qui le composent.


et à un autre endroit :

Si l'on tenait registre fidèle de toutes ces calamités particulières, l'épouvante ferait regarder avec horreur cette ville superbe. C'est à l'hôtel-Dieu, c'est à la Morne, que l'on aperçoit les nombreuses et déplorables victimes des travaux publics, et d'une trop nombreuse population.

Mais déjà en 1837, le Journal de la langue française note : «Morgue est généralement le mot adopté par les gens instruits ; morne est plus employé par le peuple, qui, ne connaissant pas la véritable étymologie du mot, n'y voit que quelque chose de fort triste, d'excessivement morne. »

Aujourd’hui, comme pour tout ce qui touche à la mort, le nom morgue est plutôt évité et on parle, en France, de l’Institut médico-légal. On a peut-être moins de pudeur à Haïti, où la mort est hélas dramatiquement familière.

Notes :

(1) Je suppose que le mot est en français. Mais le mot se dit aussi en anglais des États-Unis.

(2) Cette même histoire, avec des variantes mais toujours "morne", est aussi racontée dans Les Sottises et les Folies parisiennes de Nougaret, en 1781, ou les Mémoires Anecdotes pour servir à l'Histoire des Bourbons, de 1792. Mais elle est aussi dans le Journal encyclopédique d'octobre 1767 et republié dans un Choix de Mémoires secrets en 1788, cette fois-ci avec "morgue" et dans bien d'autres ouvrages.